Saint Guenolé

La Vie de Saint Guennolé, Confesseur, Premier Abbé de Land-Tevenec ou Landevennec, le 3 mars.

I - Le valeureux & magnanime Prince Conan Mériadec, qui, avec son Beau-Frère Derdon & son Neveu Fragan, jeune Seigneur de grande attente, & nombre de soldats, avoit favorisé Flave Maxime Clemens en son passage és Gaules, s'estant fait Couronner Roy de la Bretagne Armorique, choisit pour son sejour ordinaire la Ville de Nantes, &, en recompense des services que luy avoit fait son Beau-frere Derdon (lors nagueres decedé), fit à son fils Fragan épouser une Noble & riche Dame, nommée Guen, c'est à dire Blanche, leur donnant le Gouvernement des Comtez de Leon & Cornoüaille ; eux, ayant remercié le Roy, se retirerent en leur Gouvernement & bastirent en la Paroisse de Plou-Kin, Diocèse de Leon, un beau Chasteau qui, du nom de la Dame, fut nommé Les-Guen, où ils firent leur ordinaire residence. La seconde année de leur mariage, Dieu leur donna un beau fils que Guen mist au monde audit Chasteau de Les-Guen, & fut nommé sur les sacrez Fonds Guennolé, c'est à dire, en langage Breton, il est tout Blanc ; Nom qui sembloit presager combien grande devoit estre la candeur, sincerité & innocence de sa vie, quelques uns le nomment Wennolé & Guingolué.

II - Il fut soigneusement instruit & élevé en la maison paternelle jusques à l'âge de douze à quinze ans. Son pere le voulut mener à la Cour du Roy & le faire dresser aux Armes, pretendant en faire un Capitaine ; mais le bien-heureux enfant avoit conceu un autre dessein bien contraire à celuy de son pere, sçavoir, de vivre en quelque austere Religion & s'y voüer entierement au service de Dieu ; pour à quoy plus aisement parvenir, il s'adonna à l'etude des saintes lettres; mais son pere persistant en sa première resolution de le mener en Cour, le Saint eust recours à l'Oraison, suppliant Nostre Seigneur de le favoriser en son saint et loüable dessein ; sa priere fut exaucée, car son pere, allant un jour par pays, bien accompagné, fut subitement accueilly en rase campagne, d'un Orage si violent, qu'en moins de rien, luy & sa compagnie, furent tous en eau ; mais ce qui plus étonna le Gouverneur Fragan, fur un horrible tonnerre qui effroyablement bruloit sur sa teste, avec des éclairs s'entre-suivans si fort, qu'il ne pouvoit remuer de ce lieu. Se voyant en un peril si éminent, il se recommanda à Dieu, &, se souvenant qu'il avoit dissuadé son fils de se faire Religieux, promist que, s'il eschappoit de ce danger, non seulement il n'empescheroit, mais mesme il induiroit son fils à la vie Monastique ; ce voeu fait, l'orage cessa et il poursuivit son chemin & se rendit au logis.

III - La bonne Dame Guen & son fils Guennolé estans venus au devant de Fragan, après les caresses accoustumées, entendirent de luy tout le succès du voyage & le voeu qu'il avoit fait, dont la bonne mere & son fils remerciere Dieu ; &, peu de jours après, Fragan mena son fils à un saint Hermite nommé Corentin, qui vivoit en sainteté, sousune montagne nommée Menez-Cosm en la Paroisse de Plou-Wodiern, Diocèse de Cornoüaille, près d'une grande forest dite de Nevet. En ce voyage, une violente tourmente les ayant surpris, le jeune homme la dissipa par le signe de la Croix. Arrivez en l'Hermitage, Guennolé se prosterna humblement aux pieds de saint Corentin, le priant, la larme à l'oeil, de le vouloir recevoir en son Hermitage ; saint Corentin le releva & l'embrassa charitablement, & dit à son pere & aux assistans, que Dieu se serviroit de ce jeune Enfant pour sa Gloire & le bien du Royaume. Fragan, ayant remercié saint Corentin, prit congé de luy, &, ayant donné sa benediction à son fils, s'en retourna. En cette école, saint Guennolé eust deux Condisciples de grande Sainteté et Religion, sçavoir Tugdin et Jacut, qui depuis ont esté Canonisez (à la façon de ce temps-là) & reverez, après leur mort, comme Saints, en la compagnie des quels il profita en vertu & doctrine, de telle sorte qu'il estoit regardé de ses Condisciples comme un parfait modelle de toute vertu & sainteté.

IV - Le Roy Grallon estant venu à la Couronne, par le decès de Conan Meriadec, l'an 388, continua Fragan en son Gouvernement ; &, ayant reconnu, par un grand miracle, la sainteté de S. Corentin (comme nous dirons sa vie, le 12 Decembre), le visitoit fort souvent & aussi S. Guennolé, leur faisant grandes aumônes, &, se recommandant à leurs saintes prieres. Un jour saint Guennolé estant, par permission de S. Corentin, allé voir son pere, qui estoit pur lors en Leon, certains Pirates Payens, que Fragan avoit chassés de Leon, du temps du feu Roy Conan, revinrent en plus grand nombre, resolus de prendre terre & s'y habituer ; leur flotte ayant paru en Mer, l'allarme se donna à la coste, & Fragan, ayant amassé une petite Armée à la haste, encouragé par S. Guennolé marche vers le rivage de la Mer pour empescher l'ennemy de descendre, &, estant en la paroisse de Guic-Sezni, près de Lanvegat, ils appercurent la flotte ennemie en rade, si époisse, que les matsdes Navires sembloient représenter une forest, ce qu'estant veu par le conducteur de l'avangarde, s'écria Me a vel mil Guern, c'est à dire, je voys mille mats de Navires. En memoire de quoy, après la bataille, fut dressée en ce lieu une Croix, qui encore à present s'appelle Croas ar mil Guern. Les Pirates, se sentans découverts, se rallierent dans les tranchées de leur Camp, ne voulant donner combat ; mais les Bretons les y assallirent de telle furie, que, les y ayant forcez, ils taillerent la plus part en pieces, excepté quelques uns qui se sauvèrent à la nage vers leurs Vaisseaux, desquels plusieurs furent brûlez. Pendant le conflit, saint Guennolé, comme un autre Moïse, prioit avec grande ferveur. Après la victoire, il exhorta son Pere &les Chefs de l'Armée d'employer le butin pris sur les ennemis pour bastir un Monastere en l'honneur de la sainte Croix, au mesme lieu où fut donnée la bataille, qui s'appeloit an Isel-Vez en la paroisse de Plou-nevez ; ce qui fut fait, & fut nommée Loc-Christ, riche Prieuré, à present presque desert & secularisé.

V - Estant un jour en la ville d'Ys (où le Roy Grallon avoit transferé sa Cour), il s'y fit un Tournoy auquel se trouva son Pere & grand nombre de Seigneurs, tant du païs qu'étrangers. Un jeune Seigneur, fort bien né & aymé du Roy, entra en Lice pour rompre sa lance, &, donnant carrière à son Cheval, fut si rudement secoüé qu'il perdit les arçons & fut jetté de roideur contre terre, dont il mourut sur le champ. La compagnie fut fort attristéede cet accident ; mais Dieu les consola ; car saint Guennolé, allant au Palais salûer le Roy, passa par la place, & ayant entendu ce que c'estoit, plein de foy, s'approche du corps, met les genoux en terre, fait sa priere, &, prenant le mort par la main, luy dit : Mon Frere, au nom de celuy qui t'a creé, je te commande de te leversur pieds. A cette parole, le trespassé se leva tout plein de vie, ses membres aussi sains & entiers que s'il n'y eut rien eu de violent, remercia le Saint qui s'en retourna vers saint Corentin. Ces Miracles, divulguez par le païs, firent que le monde le venoit voir en son Hermitage, pour se recommander à ses prieres & recevoir guerison de leurs infirmitez ; ce que voyant saint Corentin, son Maistre, il se retira, pour quelques jours, plus avant en la forest prochaine, &, à ce que son absence ne causant quelque petite liberté à ses écolliers, il établit l'un d'eux, qu'il jugea plus propre, pour les gouverner & soigner leurs necessitez.

VI - Ces ecolliers, estans allez un jour se recreer sur la Montagne, le soir approchant, leur gouverneur leur voulant ramener, l'un d'eux, au lieu d'obeïr, ainsi que saint Corentin luy avoit enjoint, joüer & folastrer plus qu'auparavant ; ce qui ne demeura pas sans punition ; car, comme il continuoit à sauter et folastrer, il se rompit tout net une cuisse & fut remporté au logis, fort tourmenté de sa blessure. Saint Guennolé, prenant pitié de son affliction, entre dans l'Oratoire, avec ses compagnons ; &, ayant prié Dieu d'une grande ferveur, le prit par la main, luy disant : Mon Frère, au nom de Dieu Tout-Puissant qui t'a creé de rien, leve toy et viens quant et nous en l'Oratoire chanter ses loüanges. A ces paroles, l'autre se leve sur bout sain & dispos, remerciant Dieu & S. Guennolé, qui, pour recompense, l'obligea à ne manifester cette guerison miraculeuse pendant sa vie ; ce que l'autre luy promit. Une autre fois, un de ses condisciples, nommé Thethgonus, s'estant endormy sur son livre en un champ, fut mordu d'un Serpent ; le venin s'écoula incontinent par tout le corps, qui s'enfla gros & devint tout noir & plombé ; S. Guennolé, ayant compassion de ce pauvre Enfant prest à mourir, fait le signe de la Croix sur la taniere du serpent, lequel sortit hors & creva tout sur le champs, & depuis ne s'est trouvé en ce canton là telle espece de serpent ; puis, ayant oinct et froté la morsure d'huile saint, le venin découla goute à goute & le jeune homme fut entierement guery.

VII - Ayant atteint l'âge requis, il prit les saints Ordres successivement ; puis, estant Prestre, se voyant trop importuné du monde qui le venoit visiter, il receut la benediction de son Maistre, S. Corentin, &, avec quelques autres jeunes hommes, s'embarqua à la coste de Cornoüaille & se rendit en une Isle dans l'Ocean, appellée l'Isle de Seins, où il demeura quelque temps ; &, trouvant ce lieu incommode pour son sejour, il resolut de s'en retourner en terre ferme ; mais n'ayant pas de vaisseau, d'autant qu'il avoit laissé dériver celuy qu'il avoit amené, il ne s'estonna de cela, ains se mit en priere, puis frappa la Mer de son bourdon ; &, ayant exhorté ses Confreres à le suivre, marcha dessus aussi fermement que si c'eust esté un Rocher, & se rendirent tous en terre ferme, puis à l'Hermitage de S. Corentin, lequel il n'y trouverent pas, ayant esté emmené par force à Kemper, par commendement exprès du Roy Grallon, supplié par le Parlement du Royaume de faire ériger le Comté de Cornoüaille en Evesché, & en pourvoir saint Corentin. S. Guennolé alla à Kemper trouver son bon Pere et Maistre, où le Roy le recueillit fort gracieusement, & luy communiqua sa requeste unanime des trois Estats de son Royaume, le suppliant de vouloir honorer de sa presence l'Ambassade que sa Majesté se disposoit à envoyer à Tours vers l'Archevesque saint Martin, pour faire sacrer saint Corentin Evesque de Cornoüaille, & obtenir son congé pour fonder deux Monasteres de Religieux.

VIII - Saint Guennolé s'y accorda aisément, pour le respect de S. Corentin et du Roy ; &, ayant receu les Lettres de creance de sa Majesté, partirent de Kemper saints Corentin, Guennolé, Jacut, Tugdin & deux grands Seigneurs avec leur train & équipage bien fourny. Arrivez à Tours, ils allèrent salûer le saint Archevesque, lequel les receut benignement, &, quelques saints discours & colloques spirituels, leur donna audiance. Les ambassadeurs, ayans harangué, presenterent les Lettres du Roy, lesquelles leûes, il donna jour pour la consecration de saint Corentin, lequel, avec ses trois compagnons, logerent au Monastere tout le temps qu'ils furent à Tours. Le jour assigné estant venu, saint Martin consacra sollemnellement saint Corentin en l'Eglise Metropolitaine de Tours ; mais pour Guennolé, Tugdin & Jacut, il ne les voulut benir, disant que saint Corentin, estant Sacré Evesque, c'estoit desormais à luy à benir les Abbez de son Diocese. Les saints, ayant remercié saint Martin, s'en retournerent en Bretagne & furent sollemnellement receus du Roy & de toute la Noblesse. Saint Corentin fit son entrée sollemnellement en son Eglise, chanta la Messe Pontificalement, puis benit S. Guennolé & le designa Abbé du nouveau Monastere de Land-Tevenec ou Landevenec, que le Roy avoit fait bastir au de la rivière Aone & Castellin, là où elle se separe du bras qui va au Faou ou Fou, lieu fort retiré, et neanmoins d'agreable situation, ayant la commodité de ce bras de Mer fort large en cet endroit, lequel se charge, à chaque marée, d'eau salée qui monte du golfe de Brest.

IX - Le Roy Grallon quitta entierement la ville de Kemper, laquelle il delaissa à saint Corentin, & transfera sa Cour en une grande ville, située sur le bord de la Mer, entre le Cap de Fontenay & la pointe de Croazon, où, de present, est le Golfe ou Baye de Douarnenez ; & cette ville s'appelloit Is. De là il venoit fort souvent à Land-Tevenec, voir Guennolé, auquel il donna son chasteau de Tevenec, en la Paroisse d'Argol, avec toutes ses appartenances & sa forest voisine. A son exemple, les Princes et Seigneurs du Païs donnerent de grandes possessions & rentes à saint Guenolé, lesquelles le Roy confirmoit de bon coeur, & jamais ne confirmoit don ny octroy fait à ce Monastere, qu'il ne donnast aussi du sien. Le Saint Abbé, mis en possession dudit Monastere, se prit à exercer diligemment la charge de bon Pasteur ; &, dans peu de jours, il se vid Pere de grand nombre de Religieux ; lesquels, émeus de son bon exemple & induits par ses ferventes Predications, donnans du pied au monde, se rengerent sous son obedience. Estant allé, une fois, à Kemper, avec quelques-uns de ses Religieux, visiter son Maistre saint Corentin, comme il passoit une rüe, un jeune enfant de maison, nommé Wennaël, fils du Comte Romelius, l'un des principaux Seigneurs de la Cour du Roy Grallon, joüant sur le pavé, avec quelques autres enfans de son âge, quittant ses jeux puerils, s'en courut vers le S. Abbé, & l'empoignant fermement par son Froc, se mit à genoux & luy demanda sa benediction ; S. Guennolé, lisant en son visage quelque signe de future sainteté, luy dit : Eh bien, mon fils, voulez-vous venir quand chez nous pour servir Dieu dans nostre Monastere? - Ouy mon Pere (repondit l'enfant), c'est tout mon souhait ; je vous promets dès à present que je veux passer toute ma vie au service de Dieu sous vostre Regle et discipline. En disant cela, il quitta tous ses compagnons & suivit le S. Abbé, lequel, pour éprouver sa perseverance, luy dit : Mon fils, retournez-vous chez vostre pere, le chemin est long d'icy au Monastere, vous ne çsauriez nous suivre ; mais le saint Enfant, persista toüjours, suivit le Saint & se rendit à Land-Tevenec, où il fut vetu, du consentement de son Pere, & y vecut en telle & si grande Sainteté, qu'après le decés de S. Guennolé, il fut éleu en sa place ; &, après sa mort, fut Canonisé & tenu pour Saint ; sa Feste se celebre le 3 Novembre.

X - Une des soeurs de S. Guennolé, sainte Clervie, chassant une jour des Oyes sauvages par la Cour du chasteau de Les-Guen, une de ces Oyes lui tira un oeil de la teste & l'avalla. Cet accident attrista fort ses Pere et Mere. S. Guennolé, estant en Oraison à son Monastere, fut averti par un Ange de ce qui se passoit chez son pere ; il s'en alla en diligence, &, l'ayant consolé, empoigne l'Oye, lui fend le ventre, en retire l'oeil & le remet en sa place ; &, faisant le signe de Croix dessus, le rendit aussi clair et beau que jamais. Les Religieux de Land-Tevenec, ayant faute d'eau bonne à boire, qu'il leur falloit aller quérir bien loin, desirant soûlager leur travail, pria Dieu de leur donner une source plus à commodité ; Dieu luy revela qu'il eust à foüir dans le Préau du Cloëstre entre le Sud & l'Oüest, où ayant frappé du bout de la Crosse, réjaillit une vive source, laquelle fournit abondamment tout le monastere, & s'appelle encore à present Feunteun Sant Guennolé.

XI - Estant une fois dans la ferveur de ses contemplations & extases, il désira faire un voyage en Irlande, pour voir voir le grand S. Patrice, Apostre d'Hibernie, & apprendre de luy le chemin de la vraye perfection ; mais Dieu le délivra de ce voyage si long & penible ; car la nuit suivante après Matines, les Religieux s'estans retirez au Dortoir, luy persistant en oraison devant le S. Sacrement (à son accoutumée), S. Patrice luy apparut, entouré d'une resplendissante clarté, ayant une Mittre d'Or en teste, qui luy dit : Guennolé, serviteur de Dieu, je suis Patrice, lequel tu désires si ardamment voir ; mais, pour ne priver les Religieux de ta presence à eux tant profitable, et ne t'obliger à un voyage si long et sipenible, Dieu m'a envoyé vers toy. Le reste de la matinée jusques à l'heure de Prime, S. Guennolé jouït de l'entretien familier de S. Patrice ; lequel, luy ayant donné plusieurs bons avis touchant la direction de son Monastere, disparut. Une fois, allant aux champs, il fit rencontre en son chemin d'une troupe de pauvres qui alloient quester l'aumosne ; Le S. Abbé se mit à les prescher & exhorter à la patience & conformité à la volonté de Dieu ; un mauvais garnement, passant par là, commença à se mocquer du Saint, luy disant qu'ils aymeroient bien mieux son argent que ses Sermons ; lors le Saint, levant les yeux vers le Ciel, choisit un aveugle de cette troupe, &, luy ayant imprimé le signe de la Croix sur les yeux, luy dist : Je n'ay ny or ny argent, mais je prie Nostre Seigneur Jesus-Christ qui illumina l'aveugle né, qu'il te rende la veuë, &, tout incontinent, l'aveugle fut guery.

XII - Il alloit souvent voir le Roy Grallon en la superbe Cité D'Is, & preschoit fort hautement contre les abominations qui se commettoient en cette grande Ville, toute absorbée en luxes, débauches & vanitez, mais demeurans obstinez en leurs peschez. Dieu revela à S. Guennolé la juste punition qu'il en vouloit faire. Saint Guennolé estant allé voir le Roy, comme il en avoit coutûme, discourans ensemble, Dieu luy revela l'heure du chastiment exemplaire des Habitans de cette Ville estre venuë. Le Saint retournant comme d'un ravissement & extase, dit au Roy : Ha! Sire! Sire! Sortons au plustost de ce lieu ; car l'ire de Dieu le va presentement accabler ; Vostre Majesté sçait les dissolutions de ce peuple ; on a eu beau prescher, la mesure est comble ; faut qu'il soit puny ; hastons-nous de sortir, autrement nous serons accueillis et envelopez en ce mesme malheur. Le Roy fit incontinent trousser bagage; & ayant fait mettre hors ce qu'il avoit de plus cher, monte à cheval, avec ses Officiers et domestiques, &, à pointe d'épron, se sauve hors la ville. A peine eust-il sorti les portes, qu'un orage violent s'éleva avec des vents si impetueux, que la Mer, se jetant hors de ses limites ordinaires, & se precipitant de furie sur cette miserable Cité, la couvrit, en moins de rien, noyans plusieurs milliers de personnes, dont on attribua la cause principale à la Princesse Dahut, fille impudique du bon Roy, laquelle perit en cet abysme, & cuida causer la perte du Roy en un endroit qui retient le nom de Toul-Dahut, ou Toul-Alc'huez, c'est à dire le pertuis Dahut ou le pertuis de la Clef qu'il portoit pendante au col, comme symbole de la Royauté. Le Roy, s'estant sauvé d'heure, alla loger à Land-tevenec, avec S. Guennolé, lequel il remercia de cette delivrance, puis se retira à Kemper.

XIII - Le bon Roy Grallon, déjà cassé de vieillesse & riche de mérites, passa paisiblement de cette vie à une meilleure, l'an 406. Saint Guennolé l'assista en sa maladie mortelle et l'ayda à bien mourir. Son corps fut porté à Land-Tevenec (ainsi qu'il l'avoit ordonné), & ses funérailles & obseques y furent magnifiquement celebrées ; saint Guenegal fit l'Office & S. Guennolé l'Oraison funèbre. Le corps fut ensevely dans une petite Chappelle, voûtée à l'antique, pratiquée au mur de l'aisle droite. Cette chappelle est fort basse, petite &estroite ; le Sepulchre ewst à main droite, en guise de charnier, de grain marbré, fort petit et court, avec une Croix tout du long gravée dans la pierre mesme ; sur la paroy en dehors, droit sur la porte, est son Epitaphe en ces termes Latins:

Hoc in sorcophago jacet inclyta magna propago
Gradlonus Magnus, Britonum Rex, mitis et agnus;
Noster Fundator, vitae coelestis amator;
Illi propitia sit semper Virgo Maria

Obiit Anno Domini CCCC V.

Encore à present les Paroisses voisines dudit Monastere, comme Argol, Dineol, Saint-Nic, Telgruc, Crozon, Kastell.lin & plusieurs autres sont tenues, à certains jours de l'an, d'aller à Land-Tevenec chanter des services dans l'Oratoire du Roy Grallon, pour le repos de son Ame. Les obseques finies, S. Guennolé alla à Kemper, où il assista aux Etats Generaux du Royaume, comme premier Abbé de Bretagne, & en suite au Sacre et Couronnement du Roy Salomon, duquel ayant pris congé, il se retira en son Monastere.

XIV - L'ennemy du genre humain, enrageant de voir le grand fruit que faisoient les Religieux de S, Guenolé, retirant, tant par leur Predications que par l'exemple de leur bonne vie, tant d'Ames de la voye de perdition, conspira leur ruïne; &, voyant que le S. Abbé d'un soin extrême veilloit pour tous, s'attaqua à luy, pensant bien que, s'il pouvoit atterrer le Pasteur, aisément il viendroit à bout du troupeau ; il s'apparoissoit à luy, tantost en forme de Lion qui, à gueule béante, sembloit le vouloir devorer ; ores en guise de Dragon hideux & épouventable ; autrefois en guise d'Ours, ou de quelque autre beste furieuse ; mais saint Guennolé, du seul signe de la Croix, le chassoit tout confus. Le bruit de sa sainteté estoit tellement divulgué par les Comtés de Cornoüaille & de Leon, que ceux qui se trouvoient en quelque angoisse ou affliction tenoient pour remede certain & efficace la seule invocation de son nom ; luy estant encore en vie, & ne se trouvoient frustrez de leur attente. Un Pasteur, gardant les brebis de son maistre à la campagne, fut accueilli d'une tempeste si estrange, qu'il en pensa mourir ; S. Guennolé invoqué, l'orage cessa ; il vit tout son troupeau encerné de loups, qui, enragez, couroient sus à ses brebis, lesquelles effrayées commencerent à courir qui ç'a qui là ; le pauvre homme s'écria : O! Serviteur de Dieu, Pere Guennolé, secourez moy en ce peril ! Il n'eust pas plustost prononcé la parole, que saint Guennolé luy apparut en son habit d'Abbé ; lequel, de son baston Pastoral, chassa les Loups & ramassa les brebis éparses, puis disparut. Le lendemain, le Pasteur vint à Land-Tevenec remercier le Saint, lequel, toute la nuit, n'avoit bougé de l'Eglise en continuelles prieres. En recompense de ce bien-fait, il conjura ce Pasteur de n'en dire mot à personne pendant sa vie.

XV - Il y avoit, és environs de Land-Tevenec, trois meschans garnemens qui se mirent à derober là où ils pouvoient prendre ; ils entrerent une nuict, au Monastere, les Religieux estans retirez dans en leurs Cellules ; montans au grenier, le trouverent ouvert & y voyoient aussi clair qu'en plein midy : Courage, compagnons, dit le plus dégraissé d'eux, il semble que Dieu agrée nostre larcin, veu qu'il nous éclaire pour le mieux commettre. Ils remplirent leurs poches de bled ; mais comme il fallut sortir, le premier, ayant trop grand faix, tomba dessous & se rompit la cuisse ; l'autre, en voulant aller, demeura immobile comme une souche, & le troisième devint aveugle. S. Guennolé, qui avoit eu revelation de ce qui se passoit, monta au Grenier, &, les ayant repris de leur faute, les exhorta à penitence & amendement de vie, puis leur rendit la santé du corps et de l'Ame ; car ils donnerent, le reste de leur vie, au service de son Monastere.
Riokus ou Riou, Religieux de Land-Tevenec, ayant eu nouvelles que sa mere estoit fort malade, eut obedience de S. Guennolé de l'aller visiter ; mais, avant qu'il y peust arriver, elle trespassa. Riokus, arrivé, entra dans la chambre où estoit le corps : il fit ouvrir la Chasse pour le voir, lequel il aspergea d'eau besnite faite par son Abbé, qu'il avoit apportée, &, tout à l'instant, cette femme ressuscita, au grand estonnement des assistans qui en rendirent graces à Dieu, & au glorieux saint Guennolé.

XVI - Comme il prioit devotement, une nuict, dans le Choeur de l'Eglise de Land-Tevenec, il luy sembla voir les cieux ouverts, & des anges qui montoient vers le Thrône de Dieu, & d'autres qui descendoient si resplandissans, qu'ils remplissoient l'Eglise d'une admirable clarté. Il vit pareillement quelques saintes Ames, environnées de gloire, monter aux Cieux.
Il y avoit au païs de Cornoüaille une Damoiselle fort devote & vertueuse, laquelle par quelque infirmité, devint aveugle, dont elle ne s'affligea pas beaucoup, & n'interrompit aucunement ses bons exercices, mesme les continua avec plus de ferveur que jamais, s'adonnant aux prieres, veilles, jeusnes, aumônes & autres oeuvres de pieté. Une nuict qu'elle estoit au fort de son Oraison, un Ange s'apparut à elle & luy dist que ses aumônes & prieres avoient esté agréables à la divine Majesté, mais sur tout sa patience en cette sensible affliction, dont elle seroit soulagée ; partant, luy commanda d'aller, le lendemain, à Land-Tevenec vers saint Guennolé, qui luy rendroit la veuë ; La Demoiselle s'y fir mener, &, s'estant mise à genoux, le saint Abbé luy toucha la prunelle des yeux, disant : O Seigneur, qui illuminez tout homme venant en ce monde, vous plaise de rendre la veuë à cette vostre servante ! Puis luy imprima le signe de la Ste. Croix sur les yeux, & incontinent elle receut la veuë.

XVII - Il estoit vieil & cassé & desiroit, de toute l'estenduë de son Ame, se voir délié de son corps pour aller jouïr de l'amour éternel ; il importunoit continuellement le Ciel, ne passant plus le temps qu'à prier & mediter la Passion du Sauveur, se disposant à deloger de ce monde. Le soir precedant le jour qu'il trepassa, estans en Oraison devant le saint Sacrement, l'Eglise devint tout à coup claire comme en plein midy, & luy apparut un Ange, si beau & resplendissant, que ses yeux n'en pouvoient supporter l'éclat, qui luy releva que, le lendemain, Dieu l'appelleroit à soy pour luy donner au Ciel les loyers deus à ses travaux, puis disparut. Le saint Abbé, ravy d'aise d'une si bonne nouvelle, tout le reste de la nuict persista en prieres & actions de graces, &, le matin venu, assembla capitulairement tous ses Religieux, où, leur ayant manifesté sa vision, les exhorta amoureusement à l'observance de la Règle, & leur nomma pour successeur le B. P. Wennaël, son cher Disciple et parfait imitateur, recommandant au souveraib Pasteur l'Abbé nouveau & son troupeau. Il estoit déjà saisi de la fièvre, lorsqu'il se fit conduire en l'Infirmerie par deux Religieux, qui le soûtenoient par dessous les aisselles. S'estant mis au lict & reposé quelque peu, il se fit mener en l'Eglise, où, estant assis en Chaire Abbatiale, il vit les escadrons Angéliques, à milliers, descendre dans le Choeur de l'Eglise. Cette vision luy donna nouvelles forces, de sorte qu'il celebra Pontificalement la Messe, Communia tous ses religieux, leur donna sa derniere benediction, & ayant receu l'Extrême Onction par les mains de son successeur saint Wennaël, sans aucune demonstration de douleur, deceda à l'Autel, entre les mains de ses F5reres, le Samedy de la premiere semaine de Caresme, troisième jour de Mars, l'an de grace 448, le 64.e de sa profession.

XVIII - Le S. corps fut incontinent lavé & revétu de ses ornemens Abbatiaux, la Mittre en teste & la crosse en main, fut mis sur un lict de parade, au milieu du Choeur de l'Eglise de Land-Tevenec. Les nouvelles de son decès divulguées par les païs circonvoisins, il se rendit une si grande affluance de peuple en cette Eglise, qu'on ne le put pas enterrer ce jour-là. Enfin, on commença l'Office des obseques, pendant lequel, le peuple ne cessa de ruër sur ce saint corps, les uns pour luy baiser les pieds, les autres pour obtenir son secours en leurs nécessitez. Il fur^t enterré, au grand regret de ses Religieux, mis en un coffret ou charnier de pierre, élevé sur des pillastres de deux pieds et demy de hauteur, contre la paroy de la Chapelle qui fait l'aisle gauche de la croisée de l'Eglise de Land-Tevenec, où Dieu a fait de grands miracles par son intercession. L'Eglise de ce Monastere, auparavant dediée à Nostre Dame, fut, par la dévotion du peuple, nommée de saint-Guennolé. Il n'y a Evesché en Bretagne où il n'y ayt grand nombre d'Eglises & de Chappelles dediées à Dieu, sous le Nom & Patronage de ce glorieux Saint, duquel la memoire est si venerable à nos Bretons, qu'ils en imposent le Nom à leurs enfans. C'est le Patron des Villes de Conckerneaw, en Cornoüaille, & du Croysic, au Diocese de Nantes.

XIX - S. Guennolé estoit de moyenne taille, le visage riant et moderément jovial. Il estoit doüé d'une grande sainteté, d'une douce et affable conversation, d'une humilité profonde, d'une chasteté Angelique, d'une extrême patience, d'une ardente charité envers Dieu & son prochain ; il estoit d'un esprit vif & net, vehement & persuasif en ses Prédications, humain & traitable envers son prochain, mais fort rigoureux à soy mesme. Il avoit conceu un parfait pespris de ce monde ; assidu à la priere & aux exercices de la vertu, il passoit la meilleure partie du temps, au Choeur, en Oraison ; portoit si grande reverence aux Sts. Lieux, que, depuis l'âge de 20 ans jusques à sa mort, il ne voulut jamais se seoir en l'Eglise ; mais s'y tenoit, ou la face prosternée contre terre, ou à genoux, ou sur bout. Jamais on ne l'a veu excessivement joyeux pour aucune prosperité, ny triste pour adversité. Il recitoit, tous les jours, le Psautier de David & fléchissoit les genoux, cent fois la nuict, our adorer Dieu. Son habit interieur estoit fait de peaux de Chevres. Il couchait sur des ecorces d'arbres, ou sur de la paille. Il ne mangeoit que du pain d'orge cuit sous la cendre & de la bouillie de grosse farine, ou quelques simples potages d'herbes. Les Dimanches & Festes, pour reverence du jour, il mangeoit en communauté avec ses Frères, de quelques petits poissons & quelque peu de fourmage, mais sobrement ; en Caresme, il se contentoit de deux repas la semaine. Il estoit extrêmement charitable & misericordieux envers les pauvres, auxquels, n'ayant de l'argent à donner, il donnoit le vray pain de la parole de Dieu ; c'est ce que j'ay peu trouver de la vie admirable de ce grand Saint, qui, à present, jouït ès Cieux de la Gloire éternelle, où nous veeille conduire, par ses prieres, Dieu le Pere, le Fils & le saint Esprit ! Ainsi soit-il.



Frère Albert le Grand

Les Vies des Saints de la Bretagne Armorique. Quimper, 1901