La Vie de Saint Colomban, Abbé. (543 - 615)

I - En même temps que la clarté de l'Evangile commença à paroître dans l'Irlande, Dieu y fit naître un nouvel astre qui fut le B.Colomban, dont nous décrivons la vie. Auparavant qu'il fut au monde, sa Mère vit en songe sortir comme un soleil de son ventre, qui était un heureux pronostique de ce qu'il devoît estre un jour. Il employa ses premières années en la pratique des vertus, & à l'étude des bonnes lettres, profitant également en l'un & en l'autre, à cause de sa bonne inclination naturelle, qui se trouvant heureusement favorisée de la Grace de Dieu, le portoit puissamment au bien. Dequoy le diable envieux, luy dressa de puissans combats, se servant de certaines femmes impudiques qui tâchoient de luy arracher ce beau joyau de chasteté, qui, non seulement estoit enchassé en son coeur, mais encore convenoit à son nom. Du commencement il leur résista avec le glaive de la parole de Dieu, qu'il sçavoit fort bien manier de l'une & l'autre main; mais ayant rencontré une femme Religieuse qui depuis quinze ans vivoit en solitude, & ayant pris avis d'elle de ce qu'il devoit faire en ce rencontre, il se résolut de se retirer hors de son pays, afin d'oster toute occasion de perdre ce qu'il ne pourroit jamais recouvrer. Sa Mère voyant sa résolution fondoit en larmes, et se servant de tous les artifices qu'une Mère intéressée peut inventer, elle tâchoit de le retenir, mais tout cela n'est point capable de gagner un jeune homme, qui a son salut en recommandation & qui veut suivre la vocation de Dieu.

II - Sorti qu'il fut de la maison de ses Parens, il se soûmit à la discipline d'un saint personnage nommé Senil, sous lequel il fit eu peu de temps un tel avancement en toutes sortes de sciences, qu'il donna au public en sa jeunesse, plusieurs doctes ouvrages, & entr'autres une riche exposition sur les Pseaumes. Enfin après, désireux de se retirer, & de s'avancer d'avantage en la vertu, il le quitta pour aller à Bencos ou Bensos, demander l'habit de Religieux, qu'il obtint de l'Abbé Comogel; il se commît à sa direction pour estre formé & instruit à la vie parfaite & Religieuse, à laquelle il fit un tel avan-cement, que c'étoit un vray Prototipe de sainteté & vertu. Il demeura long-temps en ce Monastère à son grand contentement, & édification des autres Religieux; mais Dieu qui vouloit se servir de ce saint comme d'une lumière éclatante, qui devoit éclairer plusieurs, l'inspira de quitter l'Irlande, pour passer en France, afin d'y faire revivre la piété & religion chrétienne, qui y étoit beaucoup refroidie à cause des péchez qui s'y commet-toient. Il conféra ce dessein à son Abbé, qui luy en accorda la permission; & luy donna douze Religieux, tous Doctes, pieux, & capables de l'ayder à poursuivre heureusement ce que le zèle & la piété luy faisoit entreprendre.

III - Par tout où il passoit, il faisoit merveilles, tant par ses doctes Prédications, que par ses bons exemples, & la Sainteté de sa Vie. Il étoit lors âgé de trente ans. Il arrive donc en France, ayant passé par l'Italie sans s'y arrester. Pour lors Sigebert commandoit en toute l'Austrasie, & par toute la Bourgogne; il receut honorablement S.Colomban & ses Religieux, la bonne odeur de leurs vertus étant parvenüe à sa Cour, longtemps aupara-vant qu'ils y fussent arrivez. Dans le dessein que le Saint avoit d'anoncer les Volontez de Dieu dans ce pays, il crut qu'il luy estoit nécessaire de chercher un lieu de retraitte, où après qu'il auroit jetté la semence de la Parole de Dieu dans le coeur des fidels, il se pourroit retirer afin d'atirer du Ciel par ses Prières, la rosée des Graces dans cette terre qu'il venoit de cuttiver. Il obtint du Roy une vaste solitude pour lors apellée Volge ou Vosage, où ils se retirent en un vieil château nommé Anagrata où ses Religieux vécurent quelque temps en une si grande disette de vivre, qu'une fois l'espace de neuf jours ils ne mangèrent que des fueilles d'arbres. Mais Dieu qui a fait pleuvoir la manne au désert pour nourrir son peuple, pourveut aussi à ceux-cy de vivres en abondance, par une Providence tout admirable.

IV - Plusieurs personnes édifiées de la Sainteté de leur Vie, s'adressèrent à S.Colomban, le suppliant de les admettre en sa Compagnie; ce Saint voyant que ce lieu n'était pas commode pour recevoir tant de personnes, en rechercha un autre, qui fut le château de Luxeuil, distant de trois ou quatre lieues de cette première solitude. Là ils dressèrent une Chapelle sous le nom du Prince des Apôtres S.Pierre, avec de petites Celulles en façon de cabanes pour leurs demeures; où jour & nuit ils vacquoirent à la Contemplation des choses célestes, qui leur faisaient oublier celles de la terre. Et de la sorte commença l'Abbaye de Luxueil, où les Miracles ne manquèrent non plus qu'en tout le reste de sa vie; mais je les réserve à la fin de l'Histoire de sa Vie, afin de n'en interrompre la suitte.


Ermitage de Saint Colomban - Luxueil
V - Saint Colamban voyant que la bénédiction de Dieu se repandoit si sensiblement sur son Monastère, & que le nombre de ses Religieux grossissait, il travailla à bâtir un autre Monastère qu'il nomma Fontaines, pour la grande quantité des sources d'eau vive qu'il y trouva. Cette nouvelle maison se trouva, en peu de temps, peuplée de Saints Habitans, Colomban leur Abbé leur prescrivait des Règles qu'ils observaient ponctuellement. Pendant ce temps la renommée de Colomban voloit par tout, tant à cause de ses Miracles que de la sainteté de sa Vie, & du gouvernement de ses Monastères. Théodoric ou Tierry qui, pour lors, régnait en Bourgogne, en entendit parler. Cette Province luy était tombée en partage après la mort de Sigebert son Père. Théobert son Frère étant en possession de l'Austrasie, Theodoric donc luy portoit beaucoup de respect, conversoit familièrement avec luy, le venoit visiter & recommandoit à ses Prières, & sa personne, et le Gouvernement de son Royaume. Ce Roy étoit un prince voluptueux, qui scandalisoit tout son peuple par ses amours impudiques, tenant en sa Cour des femmes de mauvaise vie, à la honte de sa femme légitime.

VI – Colomban, comme un autre S. Jean-Baptiste, l'en reprenoit & luy reprochoit librement l'infamie de son vice. Il refusa même de donner sa bénédiction aux enfans de ses concubines, & jamais ne voulut accepter les viandes qui luy furent envoyées de Sa part, donnant pour response cette Sentence de l'Escriture: Le très-Haut rejette les offrandes des impies. Disant cela, les plats & les flaccons se brisèrent entre les mains des porteurs, tant le vin que les viandes furent répenduës par terre. Le Roy saisi de crainte à cause de ce-cy, s'en alla de grand matin le trouver pour luy demander pardon, avec promesse de se corriger, et peut-estre il l'eût fait, étant persuadé par les vives raisons de ce Serviteur de Dieu; mais la Reyne Brunehaut, ou autrement Brunechilde, qui était une femme impérieuse, & qui était bien aise de gouverner l'Estat, entretenoit le Roy, qui étoit son petit Fils, en ses mauvaises pratiques, craignant que s'il se voyoît plus que la Reyne sa femme, son autorité ne diminuât, & que le pouvoir qu'elle avait auprès de sa Majesté ne passât à la personne de la Reyne sa compagne. Brunechilde donc mît en l'esprit du Roy, que l'Abbé Colomban étoit un homme fâcheux & de mauvaise humeur, & qu'à la fin il se rendoit insuportable. Elle fist couler ses meschantes persuasions avec tant d'artifices dans l'esprit du Roy, que se dégoûtant de la conversation du Saint, il luy fit commandement de se retirer de ses Estats, après y avoir séjourné vingt ans & avancé le service de Dieu en toute diligence.


VII - Ce bon Religieux se voyant chassé de son Abbaye, se retira à Besançon, où en faveur de plusieurs personnes, il fit voir le pouvoir & autorité que Dieu lui avoit donné; car s'étant transporté en la prison où il exhorta les prisonniers à la Contrition & au repentir de leurs fautes, ces criminels l'écoutèrent, le Saint meu de compassion toucha leurs fers, qui se brisèrent au seul attouchement de ses mains, il leur lava les pieds, les essuya avec toute humilité, les conduit hors de la prison & de là à l'Eglise afin d'implorer la Divine miséricorde pour l'abolition de leurs crimes. Comme ils approchèrent de l'Eglise, ils trouvèrent les portes fermées, & apperçurent une troupe de soldats qui les poursuivoient, pour les reconduire en prison. Ils jettèrent les yeux sur leur Libérateur; qui eut recours à l'Oraison, priant Dieu que puisque par la grace ces pauvres misérables avoient été délivrez, qu'il ne permit pas qu'ils fussent repris. Sa prière fut exaucée, car à l'instant les portes de l'Eglise s'ouvrirent d'elles-mêmes pour introduire ces pauvres fugitifs. Quand ils y furent entrez elles se refermèrent de façon que les soldats qui les poursuivoient, voyans ce miracle, n'osèrent attenter à leur personne, le peuple voyant cette action, loua hautement la Bonté de Dieu, qui se faisoit ainsi paroitre par le moyen de son Serviteur. Le Saint séjourna en ce lieu quelque temps, néanmoins épris d'un saint désir de revoir ses Religieux, & animé d'une sainte confiance, il s'en retourna en son Monastère, espérant que peut-estre le Roy changeroit d'avis & auroit égard à son innocence.

VIII - Brunechilde ayant entendu ce retour, résolut de s'en défaire, & abusant de l'autorité du Roy, envoya des satellites qui se saisirent de sa personne pour le conduire hors du Royaume. Comme ils arrivèrent pour exécuter le dessein de cette Reyne passionnée, le Saint lisoit en un livre à la porte de l'Eglîse; mais comme autrefois les soldats du Roy de Sirie furent aveuglez aux aproches d'Elizée, de même ces soldats ou ezecuteurs des volontés du Roy, ne pûrent jamais appercevoir l'homme de Dieu Colomban, quoy que souvent ils luy marchassent sur les pieds, & lui touchassent su robbe, pendant qu'il rendoit mille actions de graces au Ciel, qui rend les efforts des puissants sans effet, quand il lui plaist. Par ce moyen les officiers de su Majesté s'en allèrent les mains vuides.

IX - Le Saint craignant qu'il ne fùt lu cause de quelque trouble, il céda à son banissement, & se laissa conduire hors la France selon les ordres du Roy. Il partit donc de Luxeuil & vint à Besançon, d'où prenant le chemin par Avalon & par Auxere, il se vint embarquer à Nevers sur la Loire, de là il descendit à Orléans & à Tours, où passant bon-gré mal-gré ses gardes, il luy fut permis de veiller une nuit au Tombeau de saint Martin, & puis enfin ils abordèrent à Nantes, voulant par ce moyen honorer la Bretagne de sa présence, non seulement pendant sa vie, mais encore luy donner ses Reliques après sa mort, comme un gage de l'amour qu'il luy a porté, permettant qu'elles y ayent esté transportées au grand contentement de tout le Pays qui les compte au nombre de ses Thresors les plus précieux, & le met au catalogue de ses Saints, à cause de l'honneur qu'il luy a fait de la visiter dans une des plus fameuses de ses villes. Ce n'a pas esté sans raison que j'ay nommé tous les lieux par où il passa, car il ny en a aucun qu'il n'aye signalé par quelque signe ou prodige. Au partir d'Avalon il délivra douze possédez par un demon enragé, & guérit cinq frénétiques. A Auxere il délivra un autre démoniaque qui avoit couru plusieurs lieux sans se reposer, afin de pouvoir trouver l'homme de Dieu. A Nevers un des gardes ayant donné un coup d'aviron sur le bras d'un de ses Religieux, il l'en reprit sevèrement, le menaçant de la colère de Dieu, qui le punit de mort & fut noyé quelque temps aprês en la même place. A Orléans il donna la clarté à un aveugle, & délivra autant dc possédez qu'on luy en amena.

X - A Tours, où comme nous avons dit, il passa la nuit au Sépulcre de S. Martin, son passage n'y fut pas sans Miracle; car contre le gré des gardes, qui ne luy vouloient pas permettre de poser le pied en cette Ville, la nacelle s'arresta miraculeusement au milieu de l'eau. Un voleur ayant dérobé les ustenciles de Ces Religieux, pendant qu'ils étoient en l'Eglise à prier Dieu, & à leur retour ne les trouvant plus, ils en avertirent leur Abbé, qui s'en retourna promptement au Sépulcre de S. Martin pour luy faire ses plaintes, de ce qu'il n'avoit pas gardé ses hardes, & celles de ses Religieux pendant qu'ils veilloient auprès de ses Reliques. Chose étonnante! aussi-tost le voleur se sentant comme foüetté rudement par tout le corps, il déclara le lieu où il les avoit cachées.

XI - J'en obmets plusieurs autres pour réciter celle qui nous touche plus de près, qui est que s'étant embarqué pour se retirer de Nantes pour aller dans l'Irlande, ce Grand Saint étant un peu éloigné sur la mer, & regrettant de quitter si-tost la Bretagne, ne voulut pas luy dire adieu si promptement & désireux qu'il étoit de luy faire du bien, voulut retourner d'où il avoit parti. Ceux qui le conduisoient en Irlande au lieu de son exil, ne purent jamais faire avancer le vaisseau, & les exécuteurs des arrêts de sa Majesté, voyant tant de prodiges, n'osèrent davantage s'opposer à la volonté de Dieu, qui vouloit que la Bretagne comptât au nombre des graces & bien-faits qu'elle reçoit de luy, la faveur qu'il luy fist de permettre qu'elle fut encore une fois honorée de la présence d'un si Grand Saint. Ces satelittes donc font prendre terre & mettent S. Colomban en liberté d'aller par tout où il luy plairoit. Le Saint tout joyeux prit le chemin vers Nantes, où étant arrivé il y séjourna quelque temps. Je ne trouve point quels Miracles il fist à son retour, soit qu'ils n'ayent pas esté remarquez, ou bien que Dieu les reservât à la vertu de ses Reliques qui reposent en la Bretagne où il s'opère plûtost une continuation de Miracle, qu'un Miracle particulier, comme nous dirons à la fin de cette Histoire.

XII - Après son séjour de Nantes, il alla trouver Clotaire second fils de Chilperic, qui pour lors régnoit en Loraine, qui le reçut honorablement, & luy promit de le favoriser en tout ce qu'il seroit possible, à cause des Vertus qui paroissoient en luy avec éclat. Ce Saint craignant que s'il séjournoit plus long-temps en France cela ne fût cause de quelque dîfférent entre luy & Théodoric Roy de Bourgogne, il voulut se retirer de son Royaume, se contentant, qu'après luy avoir prédit que dans trois ans il jouiroit des Estats de ses deux cousins : sçavoîr, Théodoric & Théodebert, il le pria de luy moyenner le passage par les terres du même Théodebert, pour passer en Italie. Clotaire n'y manqua pas, & luy donnant des gens pour le conduire en Italie, ils prirent le chemin vers Paris. A la porte de la Ville il chassa un démon fort furieux du corps d'un pauvre homme, luy commandant avec autorité de ne pas rester davantage dans ce corps qui avoit esté lavé par le Baptesme de Jésus-Christ. De là ils allèrent jusques à Meaux, où le Comte Agneric renvoya les officiers de Clotaire, & se chargea de conduire le Saint au Roy Théodebert, cependant il le retint chez soy afin de joüir quelque temps de sa présence, & qu'il benît toute sa famille, particulièrement sa Fille Fare que quelques-uns ont nommée Bourgon-dofore, qui n'étoît encore qu'un Enfant, & qui depuis a esté une sainte Religieuse & Abbesse. Il visita aussi le Seigneur Authaire en sa maison de Vulsi sur Marne, où il donna sa bénédiction à trois de ses Enfans, l'un desquels étoit saint Ouen, depuis Chancelier de France, & Archevesque de Rouen.

XIII - Enfin, il alla au Palais de Théodebert, qui l'accueillit avec toute la courtoisie possible, le conjurant de ne point passer outre, mais de demeurer dans les terres de son Royaume, où il trouveroit des campagnes assez amples pour semer la Parole de l'Evangile. Le Saint voyant l'occasion d'augmenter la Gloire de Dieu, y consentit, à condition que le Roy suiveroit ses conseils. Il choisit sa demeure près la ville de Brigents, le long du Rhin. Il se mit à prescher l'Evangile par tout ces Pays, où des personnes à milliers se rendirent au giron de l'Eglise, tant idolâtres que d'autres, qui après le Baptesme s'étoient laissez infecter du venin de l'hérésie. Il employa trois ans en ce pieux Exercice; & Nostre Seigneur confirma par tout la parole de son Saint par des miracles, jusques à ce que la guerre s'allumant entre les deux Frères Théodebert & Théodoric, celuy là fut vaincu en une bataille prés Toul en Loraine; d'où s'étant échappé il eut recours à saint Colomban, pour apprendre de luy ce qu'il devoit faire. Le Saint luy donna avis que s'il ne vouloît pas perdre le Royaume Eternel avec le temporel, qu'il se fist Religieux, & qu'aussi-bien s'il ne le faisoit de bon gré, maintenant qu'il étoit libre, il y seroit bientost contraint par la force des armes. Théodebert rejetta ce conseil comme l'avis d'un Hermite, qui ne void pas plus loin que sa Cellule, & s'appuyant sur la force de son bras, leva une nouvelle armée, qu'il bazarde de nouveau contre Théodorie près Tolbiac; mais avec une issuë encore plus malheureuse que la première, parce que non seulement il perdit la bataille, mais il y fut pris & livré à Brunechilde, laquelle le fist raser & rendre Moyne à Châlons, & peu de temps après par un horrible sacrilège, puis qu'elle l'avoit fait Clerc, elle le fit massacrer, ainsi qu'il est porté dans la Chronique de Saint Benigne à Dijon. Où il est à remarquer que ce saint Abbé étoit assis sous un chesne où il lisoit dans un livre, & appellant le Religieux qui luy assistoit, il luy commanda de prier Dieu pour les deux Roys qui étoient aux prises, avec beaucoup de sang humain répandu. A quoy le Religieux repart: Mon Père, employez vous même vos prières, pour le Roy Théodebert vôtre Ami, afin qu'il emporte le dessus sur Théodoric vôtre ennemi. Ce que le Saint qui étoit vrayemcnt une colombe sans fiel, rejetta comme une tentation, luy disant que ce conseil n'étoit pas de Dieu, qui commandoit de prier pour les ennemis, & qu'au reste il étoit en la disposition du Souverain Juge de donner la victoire à qui il luy plairoit.

XIV - Après cela, Saint Colomban voyant le Roy Théodebert trépassé, il se résolut de quitter la France & l'Allemagne, pour passer en Italie, où il fut très-bien receu par Aigulphe Roy des Lombards, qui luy donna option de choisir en ses terres, telle demeure qu'il luy plairoit. Il s'arresta donc à Milan, pour s'opposer aux héritiques Arriens, qui infectoient alors cette Ville, contre lesquels il écrivit un excellent livre rempli de la doctrine qu'il avoit puisée du Ciel. A quelques jours de là on luy donna avis que dans un rocher coupé de l’Apennin, qui est une Montagne, qui divise l'Italie, il y avoit une vieille Eglise dédiée à Dieu sous le titre du Prince des Apôtres Saint Pierre, où se faisoient de grands Miracles, & que ce lieu qui se nonimoit Boby seroit fort propre à son dessein, parce qu'il y avoit des eaux en abondance. Il se retira un ce lieu par le consentement du Roy Aigulphe. Il fit premièrement rétablir l'Eglise, & y bâtir un fort beau Monastère où il passa un an qui luy restoit à vivre en ce monde, il s'y prépara par la méditation de sa fin, à la gloire qui l'attendoit au Ciel.

XV - Cependant le Roy Clotaire qui selon la prédiction du Saint vivoît paisiblement dans tous les Estats de Théodebert & Théodoric, menda l'Abbé Eustache qui étoit demeuré à Luxueil, & luy donna commission d'aller trouver le B. Colomban, pour le prier de sa part de revenir un France, où tous ses ennemis étoient morts, mesme l'impie Brunechilde, afin de joüir avec luy du bon-heur de la paix. Mais ce grand Saint qui ne pensoit plus qu'au voyage qu'il avoit à faire au Ciel & à la gloire qui l'y attendoit, remercia le Roy de sa bonne volonté, & luy renvoya par le mesme messager & Abbé Eustache, des Lettres pleines de bons avis, & salutaires corrections pour les vices passez, l'exhortant à une vraye pénitence. Ce que Clotaire prît en bonne part, en faisant paroître les reconnaissances par plusieurs beaux Privilèges & faveurs qu'il accorda à l'Abbaye de Luxueil, pour le respect qu'il portoit à son Prophète saint Colomban. Lequel ayant passé un an à Boby en Italie, il y décéda chargé d'années & de merites, & tout illustre de Miracles. Le jour de sa mort arriva le vingt et un de Novembre environ l'an six cens.

XVI - Les Miracles de ce Saint sont quasi sans nombre, je me contenteray d'en raconter quelques-uns pour m'acquiter de la promesse que j'avois faite cy-devant. Comme il étoit encore à Luxueil, un jour comme il se promenoit par la montagne tout seul pensant à l'explication de quelques passages de l'Escriture Sainte, il luy vint en pensée, lequel des deux seroit le plus facile, ou de souffrir les injures des hommes, ou la cruauté des bestes, en une chose où on n'a point péché, attendu que les hommes perdent leurs Ames se persecutant les uns les autres. Il se trouva incontinent environné de douze loups, qui commencèrent a le tirer à sa robbe. Le Saint demeura ferme & constant, faisant le signe de la Croix, il pria Dieu de le favoriser en ce rencontre; Ces animaux ne l'ayant pû ébranler prirent eux-mesmes la fuite, & luy il continua son chemin. Incontinent il entendit comme un bruit de voleurs qui le ponrsuivoient, mais le Saint qui sçavoit fort bien que personne ne luy pouvoit nuire, si Dieu ne luy permettoit, & s'il le permettoit, se résignant à sa volonté, il ne s'avança pas plus viste, & se trouva incontinent en seureté. Après quoy il ne peut connoître véritablement si c'étoit une ruse de Sathan qui le vouloit épouventer, ou si ce qu'il avoit veu étoit vray & réel. Un de ses Religieux étant travaillé d'une grosse fièvre, & se voyant reduit en une grande necessité, n'ayant de quoy luy donner aucun rafraichissement dans le désert, il mit ses Religieux en Prières afin d'obtenir de Dieu quelque consolation en leur disette, & trois jours après il arriva dans ce désert un homme qui conduisoit des chevaux chargez de pain, & autres provisions, qui leur dist que Dieu l'avoit intérieurement excité à venir soûlager ses Serviteurs qui le servaient dans le désert. Cét homme avoit une femme qui étoit affligée depuis un an de fièvres, hors d'espérance de pouvoir recouvrer sa santé; le Saint pria pour elle & elle fut guérie.

XVII - Une autre fois comme luy & ses Religieux se trouvèrent réduits à une telle nécessité, que pendant neuf jours n'avoient mangé que des herbes; Dieu révéla à un autre Abbé d'envoyer à saint Colomban ce qui luy étoit necessaire, il le fist, faisant vitement charger des chevaux pour leur porter de quoy soûlager leur pauvreté. Le Religieux à qui il avoît donné charge de conduire ces chevaux, ne sçachant de quel côté il devoit aller, ils se trouvèrent miraculeusement au Couvent du Saint, dont ils remercierent Dieu tous ensemble. Une autre fois se trouvant en une grande nécessité; les greniers qui estoient vuides se trouvèrent remplis de bleds. Un jour comme il avoit soixante de ses Religieux employez à semer du bled, il les rassasia tous de deux pains & un peu de bière, après qu'il eut prié Dieu de les multiplier. On ramassa beaucoup de fragments qui restoient, & demeura deux fois autant de bière qu'il n'y en avoit du commencement. Un jour il commanda à un de ses Religieux d'aller pescher en un certain ruisseau, & de luy apporter tous les poissons qu'il prendroit; ce Religieux pensant abréger son chemin alla à un autre, où ayant travaillé pendant le jour, il fut obligé de s'en retourner les mains vuides, quoy qu'il y vît une grande quantité de poissons. L'Abbé le reprît de ta désobéissance & le renvoya à l'autre ruisseau où il prît autant de poisson qu'il en pût aporter Cecy montre quelle doit estre l'obéissance que Dieu demande dans un inférieur au regard de son Supérieur. Comme le dépencier du Couvent tîroit de la bière d'un tonneau, il fut apellé par le Saint, il courut aussi-tost, s'oubliant de tourner la canelle; mais la liqueur s'arresta de soy-mesme sans en répandre une seule goutte. Il commanda un jour à un de ses Religieux de fraper un rocher pour en tirer de l'eau, & aussi-tost la pierre se changea en une fontaine, qui coule encore aujourd'huy. Il commanda une autre fois à ses Religieux par obéissance d'aller sier du bled par un temps de grosse pluye, ils s'y en allèrent & Dieu empescha qu'il ne tombast une seule goutte d'eau en ce champ, quoy que les terres voisines fussent toutes innondées. Une autre fois que tous ses Religieux de Luxueil étoient malades au lit, excepté les infirmiers, le saint Abbé leur commanda à tous de se lever, d'aller battre du bled dans l'aire; ceux qui obéirent se trouverent guéris le mesme jour, & les désobéissans furent travaillez de leur fièvre toute l'année.

XVIII - Un corbeau luy prît un certain instrument avec lequel il travailloît & l'emporta, le Saint luy commanda de le luy rapporter, ce qu'il fist, & le mit au pied du Saint en présence de ses Religieux, s'arrestant comme pour attendre la punition qu'il en voudroit prendre; le Saint luy commanda de s'en aller, après quoy il prist incontinent le vol. Un jour une rivière nommée Bosie se déborda tellement, que le moulin du Convent étoit en péril d'estre emporté, le Saint averti de cecy, envoya un de ses Religieux qui étoit Diacre, & se nommoit Sincald, auquel il donna son bâton, avec commission de commander au torrent de prendre un autre chemin, l'eau obéit à la voix de ce serviteur de Dieu qui faisoit le commandement de son saint Abbé. Un de ses Religieux se trouva travaillé d'une grosse maladie qui le menoît au tombeau; ce bon Religieux qui se nommoit Colomban, du nom de son Abbé, priant continuellement Dieu qu'il luy pleust le délivrer de la prison de son corps, il apperçut auprès de luy un homme revêtu d'une éclatante lumière qui luy dist, que cela ne se pouvoît faire, attendu que son Abbé s'y opposoît par ses prières & par ses larmes. Ce pauvre malade pria le Saint de n'empescher point un bonheur qu'il souhaittoit avec tant de passion; le Saint changea ses prières, & après luy avoir donné le Saint Viatique, & sa bénédiction, il s'en alla au Ciel.

XIX - Comme il faisoît bâtir son Monastère de Boby, on avoit coupé des poutres dans la forest prochaine qu'on ne pouvoit charroyer à cause de la difficulté du chemin, qui étoit trop raboteux. Il commanda à deux ou à trois de ses Religieux de les prendre, & de les apporter sur leurs épaules; ils obéïrent & apportèrent tout ce qu'il en fut nécessaire, jusques à la perfection de son ouvrage, trois hommes soûtenant facilement ce que quatre boeufs n'auroîent à peine pû traîner. Un de ses Religieux s'étant fait une grande playe avec une coignée, comme il coupoît du bois, il le rétablit en pleine santé à la mesme heure.
Le Duc Valdon qui commandoit dans les Alpes, vînt avec sa femme Flavia trouver le Saint à Besançon, pour le prier d'intercéder pour eux afin que Dieu leur donnât des enfans; il leur promît, à condition qu'ils consacreroient le premier qu'il leur donneroit au service de Dieu. Ils acceptent cette condition, le Saint fit sa prière qui fut exaucée, car la Duchesse accoucha au bout de neuf mois d'un fils qui fut nommé Donat, & étant en âge fut donné au Saint pour l'instruire à la piété & aux sciences, où il fist un tel progrès, qu'il mérita d'estre éleu Archevêque de Besançon après saint Claude, où il se comporta tellement, qu'il y éclata comme un grand Saint.

XX - Les Reliques de saint Colomban ont esté apportées en Bretagne, au grand contentement de toute la province; car longtemps après sa mort, un de nos Ducs revenant de Rome, passa à Boby, & ayant trouvé tout ce beau Monastère désert de Religieux, emporta avec luy ce sacré dépost, & le plaça avec beaucoup de respect dans la ville de Locminech, vulgairement dite Locminé au Diocèse de Vennes; on célèbre sa Feste avec beaucoup de solemnité en la dite Ville, avec un office propre, dont l'Hymne de Laudes commence de la sorte:
Nascitur nobis Columbane Carmen
Locmini Custos vigil, atque Rector
Tu quibus laudes animis petisti
Suffire vires.

Ses Reliques sont un thrésor que la Bretagne possède, & peut mettre au nombre d'un de ses plus précieux, tant à cause de la dévotion qu'elle porte à ce grand Saint, qu'à cause du bien qu'elle en reçoit, par les Miracles continuels qui s'y font en la personne des phrénétiques, qui y viennent rendre leurs voeux, non seulement de la Province, mais encore des Païs voisins, où après leurs voyages accomplis, & leur neufvaines finies, ils se trouvent soûlagez dans leur affliction, avec l'admiration de tous.


Frère Albert le Grand

Les Vies des Saints de la Bretagne Armorique. Quimper, 1901